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9. Les juifs au Levant et au Maghreb

Tout au long du Moyen Âge, des liens étroits unissent les communautés juives du Maghreb et de l’Espagne.

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Les juifs au Levant et au Maghreb

De la péninsule ibérique au Maghreb

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Amulette (ilan ha-qaddosh), Algérie, XIXe siècle

Les massacres et les conversions forcées de 1391 suscitent une importante vague d’émigration, dirigée essentiellement vers Tlemcen, Alger et les cités du littoral tunisien, et pour une moindre part vers le Maroc, alors dans une situation d’instabilité dynastique.

Après 1492, les exilés s’établissent principalement au Maroc (à Fès, Tétouan, Meknès, Safi, Salé, ou Rabat) ainsi que dans l’Ouest algérien (à Tlemcen et à Oran). Ce séjour n’est parfois qu’une halte vers le Levant et la Terre sainte. Le littoral nord-marocain et algérien, convoité par les souverains ibériques, fait l’objet de nombreuses campagnes militaires, et d’éminentes cités passent sous domination espagnole, telle Oran, ou portugaise, comme Meknès. L’émigration des nouveaux-chrétiens vers le Maghreb se poursuit durant le XVIe siècle car Fès abrite un foyer très actif de la reconversion au judaïsme. Héritiers d’une prestigieuse tradition rabbinique, philosophique, intellectuelle et communautaire, les exilés ibériques, les megorashim, imposent rapidement leur prééminence institutionnelle et culturelle – non sans conflits avec les autochtones, les toshavim. Ils fondent à Fès la première imprimerie hébraïque du Maghreb. Les ordonnances (taqqanot) castillanes compilées au XVIe siècle par les exilés influenceront et modèleront le judaïsme marocain dans son ensemble. Porteurs de la tradition ésotérique espagnole, les exilés et leurs descendants font de l’Afrique du Nord l’un des grands foyers de perpétuation et de développement de la kabbale. Nombre d’entre eux s’illustrent dans la diplomatie, tels Jacob Rosales ou Samuel Palache, s’entremettant auprès des puissances ibériques ou nord-européennes. Ils ont également un rôle décisif dans l’essor des relations économiques et commerciales en Méditerranée et avec l’Europe occidentale, particulièrement au XVIIIe siècle, bénéficiant activement des réseaux du négoce séfarade. Dans un premier temps, les megorashim fondent des communautés distinctes de celles des toshavim. Au fil des générations, ces distinctions s’estompent, sauf dans le Nord marocain, à Tanger et à Tétouan, où les traditions hispanophones se maintiennent et seront même ravivées par l’instauration contemporaine de la domination espagnole. En Tunisie cependant, où de nombreux juifs portugais de Livourne s’installent à partir du XVIIe siècle, , la séparation institutionnelle, culturelle et sociale entre juifs « autochtones » et séfarades livournais persiste jusqu’au XXe siècle.

Juifs d’Algérie

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Synagogue de Constantine, peinture, Agérie, 1841

Au VIIe siècle, face au déferlement arabe, la résistance berbère s’organise, notamment sous la houlette de la légendaire figure de la Kahena, « reine » de la tribu judéo-berbère des Djéraoua. Sa mort, en 693 (702 ?), sonne le glas de l’indépendance berbère, et la plupart des membres de sa tribu se convertissent à l’islam. Les juifs du pays, sur lesquels on sait très peu de chose à cette même période, sont soumis à la dhimma, un statut de rigueur dans tous les pays musulmans, régissant les relations entre les musulmans et les peuples du Livre, dont les juifs. Contre le paiement d’une taxe (la capitation) et de divers impôts, juifs et chrétiens bénéficient d’une relative autonomie. Des juifs venus d’Orient, dans le sillage des armées arabes, reconstruisent les anciennes communautés juives du pays.

Le judaïsme algérien connaît un véritable essor avec l’arrivée des réfugiés de Catalogne et des îles Baléares à la suite des pogroms de 1391. Ces nouveaux venus sont plutôt bien accueillis par les autorités musulmanes. Mais leurs relations avec les juifs autochtones ne sont pas harmonieuses ; nombreuses sont les différences en matière de langue, de rite et de coutumes. Les réfugiés habitent un quartier séparé, possèdent leur synagogue et leur cimetière, afin de ne pas se mêler aux juifs locaux. Mais si l’ancienne communauté résiste à la domination de la nouvelle, elle n’en est pas moins revigorée par cet apport.

Après leur expulsion d’Espagne en 1492, très peu de juifs ibériques se dirigent vers l’Algérie. À la veille de la conquête française de l’Algérie en 1830, les juifs vivent dans de grandes communautés, dont les plus importantes sont implantées dans le nord du pays et sur le littoral méditerranéen (Alger, Constantine, Oran, Tlemcen, etc.) ; elles sont dirigées par un « chef juif » (sheikh al-yahoud) aux pouvoirs étendus. Dès 1845, les juifs algériens sont dotés de consistoires. En 1870, Adolphe Crémieux (1796-1880) obtient que la citoyenneté française leur soit octroyée par décret, à l’exception des juifs des territoires du Sud, qui ne bénéficient pas de cette mesure.

Entre 1850 et 1900, la population juive, qui poursuit son intégration, passe de 21 048 à 57 538 âmes. Durant la Seconde Guerre mondiale, les juifs d’Algérie subissent l’antisémitisme du régime de Vichy. À la veille de la décolonisation, leur nombre s’élève à 140 000. L’imminence de la victoire du Front de libération nationale, à partir de 1961, et l’indépendance du pays, en 1962, provoquent des départs massifs et définitifs, essentiellement vers la France.

Juifs de Tunisie

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Costume de mariage (marsaoui), Tunisie, début XXe siècle

Des juifs vivaient déjà dans la Carthage punique. La légende veut qu’ils soient venus dans l’île de Djerba sous le règne du roi Salomon. Les conditions de vie des juifs sont favorables sous les Romains jusqu’au triomphe du christianisme, et en particulier à Carthage. La conquête arabe de la région commence en 643, mais elle ne se concrétise vraiment qu’avec la fondation de Kairouan en 670. Cette ville devient rapidement un centre juif important, dirigé par un chef (naggid) et où vivent des érudits prestigieux et des familles commerçantes qui subventionnent des écoles. D’autres communautés, comme celle de Gabès, connaissent un essor comparable et se distinguent par la présence de célèbres talmudistes, tels ceux de la famille Ibn Shahun. Une classe de riches marchands s’impose dans les échanges avec l’Inde et occupe une position de choix dans le commerce méditerranéen.

L’invasion bédouine du XIe siècle sonne le glas de la prospérité, et entraîne la destruction de Kairouan et le début des persécutions. Ce n’est qu’à partir du XIIIe siècle que les juifs retrouvent la paix. Au Moyen Âge, à Tunis, où la légende fait remonter l’origine de leur présence, ils vivent dans un quartier autour des synagogues (hara), et bénéficient d’une relative autonomie accordée par les autorités musulmanes.

Les expulsions de la péninsule Ibérique et de Sicile au XVe siècle poussent un certain nombre de réfugiés vers la Tunisie, où la plupart sont en transit. À partir du XVIIe siècle, des juifs livournais s’installent dans le pays, alors sous domination ottomane ; ils vont être connus sous la dénomination de granas ou gornim, du nom arabe de Livourne (Gorna), par opposition aux juifs autochtones (twansas). Les tensions entre les deux groupes persistent longtemps, ce qui amène les premiers à se constituer en communauté séparée au XVIIIe siècle.

En 1881, le pays devient un protectorat français. Le sionisme ainsi que d’autres courants d’idées modernes s’y implantent, comme dans le reste de l’Afrique du Nord. Durant la Seconde Guerre mondiale, en Tunisie occupée, les juifs, dont le nombre s’élève alors à 89 000, subissent le joug allemand de 1942 à 1943. À l’indépendance de la Tunisie, en 1956, le pays abrite 105 000 juifs, dont 70 000 de nationalité française. L’émigration se répartit dès lors entre la France et Israël.

Juifs du Maroc

Nombreuses sont les légendes qui font remonter la présence juive au Maroc à une période antérieure à la destruction du premier Temple. Là aussi se seraient déployées les activités prosélytes des juifs qui auraient converti des tribus berbères au judaïsme avant la conquête arabe. Sous la domination arabe, les juifs et les Berbères judaïsés continuent leur existence dans une très relative tranquillité, perturbée notamment par le pogrom de Fès en 1033, et l’on assiste à un essor intellectuel et spirituel remarquable. La famille du célèbre penseur juif Maïmonide quitte l’Espagne, envahie par les Almohades, pour s’installer à Fès en 1160, avant de repartir pour la Terre sainte. Le régime des Almohades, malgré des répits, est une période de fanatisme intense pendant laquelle nombre de juifs sont convertis de force à l’islam, et d’autres massacrés.

Au XVe siècle, les réfugiés juifs d’Espagne et du Portugal sont bien accueillis par les autorités marocaines, mais ces nouveaux venus (megorashim), s’arrogeant le pouvoir communautaire dans le Sud, sont considérés avec beaucoup de méfiance par les juifs autochtones (toshavim). On craint également leur savoir-faire et la concurrence économique qui pourrait en résulter. Les réfugiés possèdent leurs synagogues, leurs cimetières, et vivent selon leurs propres coutumes. En particulier dans le Nord, dans des villes comme Tanger et Tétouan, ils assimilent les communautés locales et transforment ces villes en hauts lieux du judaïsme ibérique, traitant les juifs locaux en forasteros (étrangers). Jusqu’à récemment, les membres de ces communautés parlaient leur propre langue, le haketiya, une forme de judéo-espagnol, tandis que les autres parlaient le judéo-arabe.

Par la suite, le Maroc sert d’asile à de nombreux marranes (juifs convertis au christianisme pratiquant secrètement le judaïsme) qui arrivent de la péninsule Ibérique et des îles environnantes. Les juifs exercent pratiquement toutes les professions, y compris celles de fermier et d’éleveur, mais sont essentiellement colporteurs, artisans, petits commerçants ou prêteurs.

En 1912, à la veille de l’instauration du protectorat, la population juive atteint 115 000 âmes. Elle est cantonnée dans des quartiers appelés mellah. La période coloniale est celle de son occidentalisation ; les écoles de l’Alliance israélite universelle (institution juive internationale dédiée à l’éducation, fondée à Paris en 1860) contribuent fortement à cette évolution. À l’indépendance du Maroc, en 1956, 225 000 juifs habitent le pays, la majorité d’entre eux étant de nationalité marocaine. Ils émigrent principalement vers Israël, la France et le Canada.

Juifs du Levant

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Rideau d'arche sainte, Parokhet
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Rideau d'arche sainte (parokhet), Empire Ottoman, XVIIIe siècle

Une des principales destinations d’émigration depuis la péninsule Ibérique est l’Empire ottoman, où se trouvaient déjà des juifs byzantins, dans des communautés présentes depuis l’Empire romain dites « romaniotes ». Au fil du temps, les expulsés réussissent à faire adopter leur propre rite par les autochtones, rompant ainsi avec le principe qui veut que le nouveau venu se soumette à l’usage, ou minhag, des juifs locaux. Ils maintiennent les traditions, les pratiques quotidiennes et religieuses, les structures communautaires en vigueur en Espagne. Entre 1492 et le milieu du XVIe siècle, le nombre d’arrivants de la Péninsule s’élève à 60 000.

Cette société, sûre de sa force, fière de ses origines, dotée d’intellectuels créatifs, surmonte rapidement le traumatisme de l’exil. Son « âge d’or » se situe au XVIe siècle, époque où elle a un rôle déterminant dans l’économie du pays. Ses membres sont alors des intermédiaires entre l’Empire et les marchés européens ; cette tendance se renforce avec l’arrivée des marranes*, qui apportent avec eux non seulement leurs biens et leurs capitaux, mais aussi leurs réseaux relationnels. Ils établissent l’imprimerie pour la première fois dans l’Empire en 1494. Istanbul, Salonique, Andrinople deviennent de grands centres de publication de livres hébraïques. C’est dans l’Empire que Joseph Caro rédige son célèbre Shoulhan ‘Aroukh (La Table dressée), code de la loi juive. C’est aussi au XVIe siècle que Safed devient un haut lieu de la Kabbale.

Au siècle suivant, le judaïsme ottoman entre dans une phase de profond marasme. C’est dans ce contexte assombri que surgit un des plus importants mouvements messianiques de l’histoire juive, le sabbataïsme, du nom du faux messie Sabbataï Tsevi (né à Smyrne en 1626 et mort à Ulcijn en 1676). Il faudra attendre deux siècles pour que la société juive commence à se relever de ce déclin.

Au XIXe siècle, l’aire culturelle judéo-espagnole est partagée entre les nouveaux États qui naissent s’affranchissent de la domination ottomane, mais la culture et la langue judéo-espagnoles se maintiennent, malgré les frontières. L’Orient absorbe les différents courants modernes qui se développent dans le monde juif, notamment les Lumières juives (Haskalah) et le sionisme. Les écoles de l’Alliance israélite universelle contribuent elles aussi à engager ce judaïsme sur la voie de la modernisation, et le français y devient la langue culturelle. La Shoah et l’émigration en Israël mettent fin à l’aire judéo-espagnole des Balkans, qui avait duré plus de 450 ans.

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